dimanche 6 juillet 2014

Énorme... KAROO...Steve Tesich

Oubliez l'intrigue principale de ce roman, une bluette hollywoodienne entre le héros, réécriveur de scénarios pour l'industrie du cinéma  et une actrice entre deux âges, finie avant d'avoir commencé, qui se révèlera être la mère du fils de ...chut...
un peu de mystère ne nuira pas à maintenir votre intérêt pour le dénouement tragique de cette romance aussi indigente qu'improbable.

Oubliez aussi ce que voudront vous vendre les critiques littéraires de l'été,
KAROO, un roman sur le cynisme d'une certaine Amérique, sur un manipulateur visqueux et amoral, pris aux pièges de ses machinations minables , héritier d'un Hollywood décadent de carton pâte.

KAROO mérite beaucoup mieux, KAROO est tout ça et bien autre chose.
Un doc, si mal aimé, si maltraité par son auteur qu'on les imagine liés bien au delà de la simple fiction.
Un KAROO énorme, vulnérable, profond, déchirant jusqu'aux larmes.
Le portrait parfait du mythe de l'imposteur, que nous incarnons tous à divers degrés,
de celui qui se regarde agir, parler, boire sans être soûl, réussir sans s'en réjouir vraiment,
celui qui se dit que cela ne durera pas, que le mensonge finira bien par lui sauter à la figure.

L'abandon des rêves, des idéaux, la vie qui vous happe et qui vous somme de vous réaliser, vite, et si possible, glorieusement.
Le début des mensonges...
Le mensonge, au cœur des relations, au cœur du travail.
Avoir le don de transformer n'importe quel scénario en machine à cash, les mauvais comme les médiocres. Et les rares chefs d'oeuvre ? Transformer de la confiture en merde à donner aux cochons, un cas de conscience pour le Doc...

Un très grand livre qui vous laissera une empreinte vive, l'empreinte du Doc et de sa profonde et douloureuse humanité.

Un extrait magistral, lorsque Le Doc, après un entretien éprouvant, et le déni persistant des alertes de son corps, entrevoit la fin...
Cet épisode se passe aux toilettes. Qui d'autre qu'un très grand écrivain peut donner à un lieu aussi trivial une dimension aussi tragique?

"Soulagé par le départ de Cromwell, Saul s'élança d'un petit trot inélégant, le cul serré, vers les toilettes des hommes.
Trottiner, sautiller, courir, sauter. Les racines de ses dents, les cassées comme les intactes, étaient douloureuses à cause des soubresauts. Des larmes de souffrance lui montèrent aux yeux.
Il constata, au symbole se trouvant sur la porte, qu'il s'était trompé et qu'il allait entrer dans les toilettes pour dames, mais maintenant il était trop tard pour aller ailleurs. Un compte à rebours biologique impossible à stopper s'était déclenché quand il avait poussé la porte.
Et qu'est-ce que ça peut faire? se dit-il. Il n'y a plus personne dans cet immeuble, de toute façon.
Il était si pressé de pouvoir s'asseoir sur des toilettes qu'il ne réussit pas tout de suite à ouvrir la porte des cabinets. Aveuglé par sa détresse, il n'arrivait pas à voir comment elle s'ouvrait, vers l'interieur ou vers l'extérieur.
Comme il avait besoin des deux mains pour ce faire, il jeta l'enveloppe jaune par-dessus sa tête (elle manqua d'atterrir dans le lavabo de quelques centimètres), puis se mit à pousser, à tirer, à taper sur la porte jusqu'au moment où elle finit par céder. Il se rua à l'intérieur, baissa son pantalon et son caleçon avec la précipitation d'un homme dont les vêtements sont en feu.
Il s'assit enfin, haletant, complètement essoufflé.
Il ne lui restait plus rien d'autre à faire qu'à se laisser aller. Il se laissa donc aller.
Le bonheur de la décharge lui fit palpiter les paupières, puis il ferma les yeux.
Il était temps se dit-il. Oui, il était temps.
Tout ce qui en lui avait été tendu se relâchait, tout ce qui avait été serré se détendait, devenait fluide et s'ouvrait. Ses épaules s'affaissèrent....
Oui, il était vraiment temps, se dit-il.
...Il bâilla encore  une fois et ouvrit les yeux.
La vue de tout ce sang dans son caleçon, autour de ses chevilles, l'intrigua plus qu'elle ne le poussa à agir de manière urgente.
Il regarda tout cela avec un détachement somnolent.
Dieu merci, c'est du sang et pas de la merde, se dit-il, comme si le fait de souiller son caleçon avec du sang était finalement une forme d'incontinence plus noble"




STEVE TESICH