dimanche 8 décembre 2013

Hommage... Son visage sur mon épaule- Christèle Aubry

     Le 30 Janvier 1922, une petite fille naissait aux Essarts, terres vendéennes de bocage et d'élevage, loin des plages de sable et d'aiguillons rocheux qui ont fait depuis la renommée du département.

     Si j'évoque le littoral atlantique qui a toujours exercé sur moi un attrait puissant, c'est par tendresse pour cette petite fille dont on peut imaginer qu'elle passa la première partie de sa vie dans l'ignorance absolue du charme sauvage de cette côte pourtant toute proche. En ce début de siècle, les distances à parcourir à pied ou à vélo rendaient l'océan inaccessible et invisible aux habitants des terres.

     Cette petite fille grandit, se maria et eut quatre enfants. Elle se conforma en cela aux exigences de sont temps et de son milieu paysan qui voyait d'abord en tout être du sexe féminin une génitrice potentielle, dévouée à son foyer et consacrée à une vie de labeur pour les siens.
Mais cette petite fille ne fit pas seulement ce que le contrat social attendait tacitement d'elle...Étouffer ses envies et ses désirs, se réaliser à travers les siens.

     Cette vie multiple fut sa richesse, et eut aussi son prix, si tant est, qu'aujourd'hui comme hier, il est toujours difficile pour les femmes, voire impossible pour la plupart, de concilier être pour soi et être pour les autres.

     Je suis la deuxième des douze petits enfants de cette petite fille.
     J' appris un matin d'hiver, par un coup de fil, l'accident cérébral dont elle fut victime. Elle perdit conscience une fin de journée dans sa salle de bains, ayant juste eu le temps d'appeler sa fille aînée pour lui dire les violentes douleurs qu'elle ressentait dans la tête. Elle s'éteignit une semaine plus tard à l'hôpital, n'ayant pas refait surface de cette absence qui l'emporta à l'âge de 83 ans.

     À l'occasion du partage des biens, ma mère fut dépositaire d'un classeur vert amande contenant des écrits dactylographiés accumulés par ma grand-mère pendant les dernières années de sa vie.

     L'évocation de ce classeur fait surgir devant moi l'image de mon adolescence et d'une mamie, venant sur la pointe des pieds emprunter la machine à écrire, telle une voleuse, et disparaissant aussitôt qu'elle l'avait trouvée sur la pointe des pieds, trop pressée, je le comprends maintenant, de jeter sur le papier les pensées qui s'invitaient dans sa tête.

     A l'époque, nous, ses petits enfants, prêtions peu d'intérêt à cette activité. Jusqu'à sa mort, j'étais même convaincue qu'elle mettait essentiellement en forme les recherches généalogiques qu'elle effectuait par ailleurs et pour lesquelles nous étions, reconnaissons le, pas très bon public.

     Après que j'eu demandé à ma mère de me le confier, j'ouvris enfin un jour le classeur vert pour découvrir un volume impressionnant de feuillets fins, imprimés recto-verso, numérotés et recouverts de lignes dactylographiées couvrant la presque totalité des pages.

     J'y vis, avec un serrement de cœur,le souci d'économie d'une génération habituée à compter, à garder les bouts de fils, de rubans, de papier, à user de tout jusqu'à la corde. Même avec les mots, on ne prenait pas ses aises sur le papier. La densité de la forme se confondit bientôt avec la densité du récit.

     Je veux porter témoignage de ce qu'a écrit  ma grand-mère pendant toutes ces années. Je sais que ma grand-mère m'accompagne dans ce travail, je sens son visage sur mon épaule.

     Je voudrais tellement qu'elle soit fière de moi.

   



Magistral... Focus - Arthur Miller

Jusqu'à très récemment, Arthur Miller n'était pour moi que cet intellectuel américain, grand escogriffe à lunettes, époux distant et éphémère d'une Marylin amoureuse et délaissée.
Cette année, j'ai acheté un de ces livres, par hasard, un jour de pluie, dans la librairie de quartier où je passais après ma pause déjeuner.

Un choc.

Laurent Newman, anonyme entre les anonymes dans le Brooklyn des années 1940, n'aspire qu'à poursuivre une petite vie tranquille et disciplinée, sa seule façon d'être au monde...

Mais, dans une Amérique gangrenée par un antisémitisme larvé, où le Saint- Louis et ses centaines de passagers juifs épargnés par le bourreau nazi ne peuvent débarquer , la malédiction rôde...
Après maintes reculades car il en pressent les conséquences , il consent à s'affubler de lunettes loupes destinées à corriger une myopie invalidante.
Les traits du visage sont accentués, le nez semble un peu plus fort, le front un peu plus fuyant, Mr Newman est regardé, Mr Newman est soupçonné, ostracisé, mis à la porte de son emploi.

Au secours ! Je ne suis pas juif ! Je suis comme vous ! Je n'en suis pas ! Je ne veux pas en être !

Newman le pleutre, le monsieur qui ne veut pas d'ennuis est pris pour ce qu'il n'est pas. Il n'est pas méchant, Mr Newman, mais cette histoire, ce n'est pas possible, ça n'est pas pensable.
Nous sommes entrainés dans la spirale de son exclusion infernale et des sentiments qui accompagnent sa descente aux enfers.
Appréhension, peur, paralysie, évitement, déni, désarroi, dépression, angoisse jusqu'au dénouement final où Mr Newman trouvera la délivrance dans la confrontation avec ses préjugés et l'empathie qu'il laissera monter en lui.

Mr Finkelstein, voisin évité et admiré pour sa droiture et son intégrité, sera le miroir lui permettant de se tenir droit et de devenir un homme en affrontant par les coups, ceux qui causent son tourment.
La violence cathartique comme ultime et bienfaisante issue.
Fort, inévitable...et dérangeant.

Livre magistral qui nous renvoie à notre part d'ombre, comme l'évoque un texte d'Arthur Miller paru en 1984 dans The New York Times Book Review où il éclaire,depuis son roman, les situations d'exclusion des individus étrangers dans tout corps social constitué.
"...La vision que Focus donne de l'antisémitisme a le même caractère extrêmement social : aux yeux de l'antisémite, le Juif est le symbole même d'une propension à se tenir à l'écart doublée d'une habileté à profiter du système que les populations indigènes réprouvent et craignent.
Je n'ai pour ma part qu'une seule chose à ajouter à tout cela :  si une telle attitude perturbe ces gens, c'est qu'ils sentent la présence, tapie au fond d'eux mêmes,de quelque chose de semblable, qu'ils ont eux mêmes conscience d'un sentiment de non appartenance, d'un individualisme anti-social sans remède, en conflit avec le désir de faire partie d'un tout mystique et de le servir, de participer à la sublime essence nationale...
C'est pourquoi s'attendre à voir l'antisémitisme véritablement disparaître serait trop optimiste.

Le miroir de la réalité, celui du monde sans beauté, renvoie une image qui n'est guère rassurante;
Il faut beaucoup de force de caractère pour le regarder en face et y découvrir son propre visage"

En 2013, en ces temps de détresse économique, où les attaques se concentrent sur d'autres populations issues de l'immigration, l'histoire se répète.
A ne pas oublier et à méditer.










Mystique...Avant le matin - Jacques Chessex

Quel écrivain pouvait être assez fou pour tenter un exercice aussi périlleux qu'entraîner son lecteur sur les traces d'une nonne ayant renié ses vœux de cistercienne pour se consacrer à sa mission divine : aimer son prochain de toute son âme et... de toute sa chair ?

Qui donc avait tenté le "diable" ? Jusqu'où  ?

Avec circonspection, et, soyons honnête, une impatience non dénuée de voyeurisme, je m'attelai donc à la lecture de ce court roman de Jacques Chessex, écrivain suisse au nom ô combien prédestiné !

Le narrateur du récit, adorateur, ami, amant, dernier compagnon de route de l'Abesse Canisia, bien nommée la Sainte, se fait le passeur, dans une aura crépusculaire , de sa confession.
Canisia, que nous suivons dans ses accouplements mystiques dans les bas fonds de Fribourg, véritable cour des miracles où les indigents donnent à ses extases spirituelles l'élan pour se fondre dans le vertige du mystère divin...

C'est beau, très beau.
Personne n'est sali dans cette prose fulgurante qui dit les choses avec une telle exigence et une telle épure qu'on en sort lavé.
La notion de morale, de déviance, de bien, de maĺ est hors champ, les voyeurs en seront pour leurs frais.
Les tenants de la psychanalyse prêts à prendre le raccourci du mysticisme confinant à la folie hystérique ne s'y retrouveront pas non plus.

C'est une lecture qui s'élève au delà des repères, des préjugés, de la thématique où on voudrait l'enfermer.
Paru en 2006, ce livre préfigure les débats actuels sur l'assistance sexuelle en tant qu'activité de soin et de nécessité envers les laissés pour compte du sexe.
En cela, le livre de Jacques Chessex est éminemment moderne.

Il est aussi éminemment plus riche, car il parle d'amour ...
Il fallait bien au moins être Prix Goncourt pour réussir cela...


Extrait où l'Abesse se confie sur sa mission divine,
" Cela se passait dans la douceur. J'avais mes fidèles, mes habitués, comme les filles.
Je savais toujours où les trouver, leurs heures de beuveries, leur rôderies, les haltes où ils mourraient de désespoir d'être au monde.
Ce n'était pas eux qui me cherchaient,c'est moi qui étais en quête de leur pauvre sort.
J'avais mes recoins, mes sans abris, une fois repéré, j'attirais l'homme  et je lui donnais sa part.
Certains d'entre eux étaient trop sauvages, ou craintifs pour me suivre jusqu'à l'un de mes lits.
Je leur cédais où ils voulaient, cages d'escaliers, d'immeubles pourris, caves aux portes défoncées, même quelques églises ouvertes la nuit, ou dont ils connaissaient une entrée dérobée pour venir s'y abriter dès l'automne et en hiver.
J'avais mes pauvres, mes errants, mes sans papiers. Fribourgeois perclus d'alcool et d'années de chômage, Africains, Yougoslaves, tout ce que la société repousse à la faim et à l'égout.
J'avais aussi quelques infirmes, avec eux, j'étais plus près de Dieu.
Tu te souviens du cantique du Titanic ?
Tu vas rire si je te dis que je le chantais dans ma tête, chaque fois qu'un bossu, un unijambiste, un pied-bot se roulait sur moi où  m'écrasait de bonheur.
Ou que j'écartais les jambes d'un jeune homme qui venait me voir certaines nuits derrière la Cathédrale  dans sa chaise roulante, je m'agenouillais, je le prenais dans ma bouche et je l'entendais gémir sur l'air et les mots du cantique, Plus près de Toi mon Dieu, plus près de Toi...
Ensuite je remerciais Dieu de m'avoir permis de faire le bien et d'aimer mon prochain comme moi- même".